La main, de Guy de Maupassant, 1883

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On faisait cercle autour de M. Bermutier, juge d'instruction juge responsable d'une enquête qui donnait son avis sur l'affaire mystérieuse de Saint-Cloud. Depuis un mois, cet inexplicable crime affolait Paristous les Parisiens ne parlaient que de ce crime inexplicable. Personne n'y comprenait rien.


Crime de Saint-Ouen (et pas de Saint-Cloud)
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M. Bermutier, debout, le dos à la cheminée, parlait, assemblait les preuves, discutait les diverses opinionsanalysait et critiquait les différents points de vue, mais ne concluait pasne donnait pas la solution.
Plusieurs femmes s'étaient levées pour s'approcher et demeuraientrestaient debout, l'oeil fixé sur la bouche rasée du magistrat d'où sortaient les paroles graves. Elles frissonnaient, vibraient, crispées par leur peur curieuse, par l'avide et insatiable besoin d'épouvante qui hante leur âmepar leur désir / envie sans limite d'avoir peur, les torture comme une faim.

Une d'elles, plus pâle que les autres, prononça pendant un silence :
- C'est affreux. Cela touche auC'est "surnaturel". On ne saura jamais rien.
Le magistratjuge se tourna vers elle :
- Oui, madame, il est probable qu'on ne saura jamais rien. Quant au mot "surnaturel" que vous venez d'employerd'utiliser, il n'a rien à faire ici. Nous sommes en présence d'C'est un crime fort habilement conçuimaginé de façon très intelligente/ rusée, fort habilement exécutétrès bien fait, si bien enveloppé de mystère que nous ne pouvons le dégager des circonstances impénétrables qui l'entourent. Ce crime est si bien préparé, si bien fait et tellement mystérieux qu'il est impossible de trouver le coupable. Mais j'ai eu, moi, autrefois, à suivre une affairej'ai dû enquêter sur un crime où vraiment semblait se mêler quelque chose de fantastique. Il a fallu l'abandonner, d'ailleurs, faute de moyens de l'éclaircircar nous ne pouvions pas trouver la solution.

Plusieurs femmes prononcèrent en même temps, si vite que leurs voix n'en firent qu'une :
- Oh! dites-nous cela.
M. Bermutier sourit gravementsérieusement, comme doit sourire un juge d'instruction. Il reprit :
- N'allez pas croireNe croyez pas, au moins, que j'aie pu, même un instant, supposer en cette aventure quelque chose de surhumainmystérieux, fantastique, étrange. Je ne crois qu'aux causes normales explications logiques, normales. Mais si, au lieu d'employerd'utiliser le mot "surnaturel" pour exprimer ce que nous ne comprenons pas, nous nous servions simplement du mot "inexplicable", cela vaudrait beaucoup mieuxcela serait beaucoup mieux. En tout cas, dans l'affaire que je vais vous direraconter, ce sont surtout les circonstances environnantes, les circonstances préparatoires qui m'ont ému. Je crois seulement aux explications logiques, normales. Je ne crois pas aux explications fantastiques. Quand nous ne comprenons pas quelque chose, je pense qu'il ne faut pas utiliser le mot "surnaturel" mais plutôt le mot "inexplicable".
Dans l'histoire que je vais raconter, ce qui m'a inquiété / perturbé, c'est surtout tout ce qui s'est passé avant et autour du crime.

Enfin, voici les faitsles événements / ce qui s'est passé :
J'étais alors juge d'instructionjuge enquêteur à Ajaccio, une petite ville blanche, couchée au bord d'un admirable golfe qu'entourent partout de hautes montagnes. Ce que j'avais surtout à poursuivre là-bas, c'étaient les affaires de vendettavengeances. Il y en a de superbes, de dramatiques au possible, de féroces, d'héroïques. Nous retrouvons là les plus beaux sujets de vengeance qu'on puisse rêver, les haines séculairestrès très anciennes, apaisées un momentcalmées, oubliées pendant quelques temps, jamais éteintes, les ruses abominableshorribles, affreuses, les assassinats devenant des massacres et presque des actions glorieuses.

Depuis deux ans, je n'entendais parler que du prix du sangj'entendais parler seulement de vengeances meurtrières entre familles, que de ce terrible préjugé corse qui force à venger toute injure sur la personne qui l'a faite, sur ses descendantsenfants et petits-enfants et ses proches. J'avais vu égorger des vieillards, des enfants, des cousins, j'avais la tête pleine de ces histoires.


Golfe d'Ajaccio

Or, j'appris un jour qu'un Anglais venait de louer pour plusieurs années une petite villa au fond du golfe. Il avait amené avec lui un domestique français, pris à Marseille en passant.
Bientôt tout le monde s'occupa de ce personnage singulierétrange, bizarre, qui vivait seul dans sa demeuremaison, ne sortant que pour chasser et pour pêcher. Il ne parlait à personne, ne venait jamais à la ville, et, chaque matin, s'exerçaits'entrainait pendant une heure ou deux, à tirer au pistolet et à la carabine.
Des légendesrumeurs se firent autour de lui. On prétendit que c'était un haut personnageune personne très importante fuyant sa patrieson pays pour des raisons politiques; puis on affirma qu'il se cachait après avoir commis un crime épouvantable. On citaitajoutait même des circonstances détails, précisions particulièrement horribles.

Je voulus, en ma qualité deen tant que, suivant mon rôle de juge d'instruction, prendre quelques renseignements informations sur cet homme; mais il me fut impossible de rien apprendred'apprendre quelque chose. Il se faisait appeler sir John Rowell.
Je me contentai donc de le surveiller de près; mais on ne me signalait, en réalité, rien de suspect à son égard.

Cependant, comme les rumeurs sur son compte continuaient, grossissaient, devenaient générales, je résolusje décidai d'essayer de voir moi-même cet étranger, et je me mis à chasser régulièrement dans les environs de sa propriétésa maison.

J'attendis longtemps une occasion. Elle se présenta enfin sous la forme d'Cette occasion arriva grâce à une perdrix que je tirai sur laquelle je tirai avec mon fusil et que je tuai devant le nez dejuste devant l'Anglais. Mon chien me la rapporta; mais, prenant aussitôt le gibierl'oiseau mort, la perdrix, j'allai m'excuser de mon inconvenancemon impolitesse et prierdemander poliment à sir John Rowell d'accepter l'oiseau mort.

C'était un grand homme à cheveux rouges, à barbe rouge, très haut, très large, une sorte d'hercule placidecalme et poli. Il n'avait rien de la raideur dite britannique et il me remercia vivement de ma délicatesse en un français accentué d'outre-Manche avec un accent anglais. Au bout d'un mois, nous avions causédiscuté ensemble cinq ou six fois.

Un soir enfin, comme je passais devant sa porte, je l'aperçus qui fumait sa pipe, à chevalassis sur une chaise, dans son jardin. Je le saluai, et il m'invita à entrer pour boire un verre de bière. Je ne me le fis pas répéterJ'acceptai immédiatement.
Il me reçut avec toute la méticuleuse courtoisiepolitesse anglaise, parla avec éloge de la France, de la Corse, déclara qu'il aimait beaucoup cette pays, cette rivage.
Alors je lui posai, avec de grandes précautions et sous la forme d'un intérêt très vif, quelques questions sur sa vie, sur ses projets. Il répondit sans embarrasdirectement, sans être gêné, me raconta qu'il avait beaucoup voyagé, en Afrique, dans les Indes, en Amérique. Il ajouta en riant:
- J'avé eu bôcoup d'aventures, oh! yes.
Puis je me remis à parler chasse, et il me donna des détails les plus curieux sur la chasse à l'hippopotame, au tigre, à l'éléphant et même la chasse au gorille.
Je dis:
- Tous ces animaux sont redoutablestrès dangereux.
Il sourit:
- Oh! nô, le plus mauvais c'été l'homme.
Il se mit à rire tout à fait, d'un bon rire de gros Anglais content:
- J'avé beaucoup chassé l'homme aussi.
Puis il parla d'armes, et il m'offrit d'entrer chez lui pour me montrer des fusils de divers systèmes.

Son salon était tendu de noir, de soie noire brodée d'or. De grandes fleurs jaunes couraient sur l'étoffe sombre, brillaient comme du feu.
Il annonça:
- C'été une drap japonaise.

Mais, au milieu du plus large panneau, une chose étrange me tira l'oeilattira mon regard. Sur un carré de velourstissu épais rouge, un objet noir se détachaitse voyait très bien. Je m'approchai: c'était une main, une main d'homme. Non pas une main de squelette, blanche et propre, mais une main noire desséchée, avec les ongles jaunes, les muscles à nu et des traces de sang ancien, de sang pareil à une crassede la saleté, sur les os coupés net, comme d'un coup de hache, vers le milieu de l'avant bras.
Autour du poignet, une énorme chaîne de fer, rivéesolidement attachée, soudée à ce membre malpropre, l'attachait au mur par un anneau assez fort pour tenir un éléphant en laisse.
Je demandai:
- Qu'est-ce que cela ?
L'Anglais répondit tranquillement:
- C'été ma meilleur ennemi. Il vené d'Amérique. Il avé été fendu avec le sabre et arraché la peau avec une caillou coupante, et séché dans le soleil pendant huit jours. Aoh, très bonne pour moi, cette.

Je touchai ce débris humaince déchet humain, ce morceau d'humain qui avait dû appartenir à un colosseun homme très grand. Les doigts, démesurémentextrêmement longs, étaient attachés par des tendonsnerfs énormes que retenaient des lanièresbandes de peau par places. Cette main était affreuse à voir, écorchée ainsi, elle faisait penser naturellement à quelque vengeance de sauvage.
Je dis:
- Cet homme devait être très fort.
L'Anglais prononça avec douceur:
- Aoh yes; mais je été plus fort que lui. J'avé mis cette chaîne pour le tenir.
Je crus qu'il plaisantait. Je dis:
- Cette chaîne maintenant est bien inutile, la main ne se sauvera pas.
Sir John Rowell reprit gravement:
- Elle voulé toujours s'en aller. Cette chaîne été nécessaire.
D'un coup d'oeil rapide j'interrogeai son visage, me demandant:
- Est-ce un fou, ou un mauvais plaisantquelqu'un qui se moque de moi, quelqu'un qui me fait une mauvaise blague ?
Mais la figure demeurait impénétrableson visage restait secret, tranquille et bienveillante. Je parlai d'autre chose et j'admirai les fusils. Je remarquai cependant que trois revolvers chargés étaient posés sur les meubles, comme si cet homme eût vécu dans la crainte constante d'une attaque.

Je revins plusieurs fois chez lui. Puis je n'y allai plus. On s'était accoutuméhabitué à sa présence; il était devenu indifférent à tousles gens ne s'occupaient plus de lui, ne parlaient plus de lui.

Une année entière s'écoulapassa. Or, un matin, vers la fin de novembre, mon domestique me réveilla en m'annonçant que sir John Rowell avait été assassiné dans la nuit.
Une demi-heure plus tard, je pénétraisj'entrais dans la maison de l'Anglais avec le commissaire central et le capitaine de gendarmerie. Le valet, éperduému, affolé et désespéré, pleurait devant la porte. Je soupçonnai d'abord cet hommepensai que cet homme était coupable, mais il était innocent.

On ne put jamais trouver le coupable.

En entrant dans le salon de sir John, j'aperçus du premier coup d'oeil le cadavre étendu sur le dos, au milieu de la pièce.
Le gilet était déchiré, une manche arrachée pendait, tout annonçait qu'une lutte terrible avait eu lieu. L'Anglais était mort étranglé ! Sa figure noire et gonflée, effrayante, semblait exprimer une épouvante abominablepeur terrible; il tenait entre ses dents serrées quelque chose; et le cou, percé de cinq trous qu'on aurait dits faits avec des pointes de fer, était couvert de sang.

Un médecin nous rejoignit. Il examina longtemps les traces des doigts dans la chairle corps, la peau et prononça ces étranges paroles:
- On dirait qu'il a été étranglé par un squelette.
Un frisson me passa dans le dos, et je jetai les yeux sur le mur, à la place où j'avais vu jadisautrefois l'horrible main d'écorché. Elle n'y était plus. La chaîne, briséecassée, pendait.
Alors je me baissai vers le mort, et je trouvai dans sa bouche crispéeserrée, fermée un des doigts de cette main disparue, coupé ou plutôt scié par les dents juste à la deuxième phalangeos des doigts.
Puis on procéda aux constatationson examina, on analysa la scène de crime. On ne découvrit rien. Aucune porte n'avait été forcéecassée, ouverte de force, aucune fenêtre, aucun meuble. Les deux chiens de garde ne s'étaient pas réveillés.

Voici, en quelques mots, la dépositionle témoignage du domestique:
Depuis un mois, son maître semblait agité. Il avait reçu beaucoup de lettres, brûlées à mesuredès qu'il les recevait. Souvent, prenant une cravache, dans une colère qui semblait de démencefolle, il avait frappé avec fureur cette main séchée, scellée au mur et enlevée, on ne sait comment, à l'heure même du crime.
Il se couchait fort tard et s'enfermait avec soin. Il avait toujours des armes à portée du brasprès de lui. Souvent, la nuit, il parlait hautfort, à haute voix, comme s'il se fût querellés'il s'était disputé avec quelqu'un.
Cette nuit-là, par hasard, il n'avait fait aucun bruit, et c'est seulement en venant ouvrir les fenêtres que le serviteur avait trouvé sir John assassiné. Il ne soupçonnait personne.

Je communiquaidis ce que je savais du mort aux magistrats et aux officiers de la force publiquepoliciers, et on fit dans toute l'île une enquête minutieusetrès précise, très attentive. On ne découvrit rien.

Or, une nuit, trois mois après le crime, j'eus un affreux cauchemar. Il me sembla que je voyais la main, l'horrible main, courir comme un scorpion ou comme une araignée le long de mes rideaux et de mes murs. Trois fois, je me réveillai, trois fois je me rendormis, trois fois je revis le hideux débrisdéchet, morceau de main galoper autour de ma chambre en remuant les doigts comme des pattes.

Le lendemain, on me l'apporta, trouvé dans le cimetière, sur la tombe de sir John Rowell, enterré là; car on n'avait pu découvrir sa famille. L'indexLe premier doigt manquait.
Voilà, mesdames, mon histoire. Je ne sais rien de plus.

Les femmes, éperdues, étaient pâles, frissonnantes. Une d'elles s'écria:
- Mais ce n'est pas un dénouementune fin, la solution de l'histoire cela, ni une explication! Nous n'allons pas dormir si vous ne nous dites pas ce qui s'était passé, selon vousà votre avis.
Le magistratLe juge sourit avec sévérité :
- Oh! moi, mesdames, je vais gâter, certes, vos rêves terribles. Je pense tout simplement que le légitime propriétaire de la main n'était pas mort, qu'il est venu la chercher avec celle qui lui restait. Mais je n'ai pu savoir comment il a fait, par exemple. C'est là une sorte de vendettavengeance.
Une des femmes murmura :
- Non, ça ne doit pas être ainsi.
Et le juge d'instruction, souriant toujours, conclut:
- Je vous avais bien dit que mon explication ne vous irait pas.

23 décembre 1883