Pierre Bordage
Balthazar avait acheté son téléphone portable dans une minuscule boutique pour une
poignée d'quelqueseuros. Toutes options: photo, vidéo, visiophonie, Netinternet, écran large, des pixels et une mémoire à faire pâlirplus importante que un ordinateur de bureau ou une PS 2. Même pas besoin de changer de forfait et de numéro. Il n'était pas parvenun'avait pas réussi à donner un âge au vendeur, l'homme aux cheveux blancs et tirés
en queue-de-cheval qui le lui avait vendu.
La boutique elle-même lui avait paru bizarre, vitrine
opaquesombre, qui ne laisse pas passer la lumière, enseigneécriteau, pancarte, nom du magasin illisible, une sorte d'comme, ressemblant àantregrotte, caverne obscur et froid où on ne s'attendaitpensait, prévoyait, imaginait vraiment pas à
trouver les derniers-nésdernières créations, appareils les plus modernes de la technologie cellulairedes téléphones portables. L'affichette rouge vif, "nouveau, portable de la
marque ReFNe en promotionavec un prix réduit, moins cher, compatible avec tous les réseaux, 19,90 euros seulement", l'avait incitél'avait poussé, lui avait donné envie à pousser une porteentrer dans ce magasin qu'il n'aurait même pas remarquée en d'autres circonstancesdans une autre situation.
Le vendeur avait remplacé la carte SIM et appelé le fixe de la boutiquele magasin pour vérifier que l'appareille téléphone portable fonctionnaitmarchait correctement. En tendant le billet de vingt euros, Balthazar s'était demandé une dernière fois où était l'arnaquele piège, l'escroquerie, la malhonnêteté, puis, comme il avait gardé son ancien appareiltéléphone portable, il avait estimépensé qu'il ne risquait pas grand-chosepresque rien, pas beaucoup, — la moitié de son argent de poche mensuel.
Il s'assit sur un escalier et joua un long moment avec les touches, les options et les sonneries du téléphone, histoire depour bien se le mettre en mainle maitriser, comprendre comment il marche, avant de songerpenser, avoir l'idée de à appeler son premier interlocuteur(interlocuteur = personne à appeler). Une interlocutrice en fait : Tania, la fille qu'il draguait depuis deux mois et qui, jusqu'alors, avait toujours refusé de sortir avec lui. Peut-être qu'elle le regarderait d'un autre oeildifféremment avec son jouet flambantcomplètement, très neuf. Tania, comme beaucoup de filles, était accro à la mode, à la nouveauté.
Il composa le numéro, pas besoin de le saisir dans le répertoirela mémoire du téléphone, il le connaissait par coeur. ElleTania laissa passer quatre sonneries avant de répondre (elle
aimait bien la chanson d'Amel qu'elle avait choisie pour sonnerie).
- Salut, c'est moi, Balthazar.
- Ah...
- J'ai un nouveau portable qui déchireest super. Attends, j'me mets en visio...
Il brancha le micro et plaça le téléphone une quarantaine de centimètres devant son visage.
- Tu me vois?
- Ben ouais. J'connais déjà ta tronche(familier) ton visage, remarque.
- La tienne aussi, j'la connais, mais j'aimerais quand même bien la voir.
Soupir agacéénervé à l'autre bout.
- Si tu veux...
Victoire : la frimoussele joli visage de Tania apparut sur l'écran de Balthazar au bout de quelques secondes. Sourire un peu forcé, cheveux bruns et raides, yeux en amande, peau dorée, toujours aussi jolie.
La
communication s'interrompits'arrêta, se coupa tout à coup. Balthazar n'entendit plus la voix ni la respiration de sa
correspondante. Le fond d'écran de son portable (Vegeta, ringardpas à la mode, nul, faudra le changer) supplantaremplaça
l'adorable visage de Tania. Merde, problème de réseau, dire qu'il l'avait presque pécho...
Il recomposa le numéro, tomba cette fois sur sa boîte vocalemessagerie. Elle avait sans doute oublié de recharger son appareil. Ah, les filles. Tania ne vint pas à l'école le lendemain. Ni le jour suivant.
Le lundi matin, deux flics(familier) policiers, un homme et une femme, entrèrent dans la classe pour demander aux
élèves s'ils avaient des informations au sujet de leur camarade : elle avait disparu le jeudi de la
semaine dernière sans laisser de traces ni donner de nouvelles à ses parents.
Bouleversé, Balthazar
ne songeapensa pas à leur dire qu'il l'avait eue au téléphone et qu'il n'avait rien remarqué d'anormal.
Il tentaessaya de la joindreappeler à la première récré, tomba encore une fois sur la boîte vocale, se traita de crétinimbécile, idiot : les parents de Tania et les flics y avaient déjà pensé, évidemment. Puis, alors qu'il consultaitregardait les
fonds d'écran pour remplacer Végéta (Dragon Ball Z, c'est vraiment pour les nazesnuls, avaient ricanés'étaient moqués deux copains de la classe), une image le sidérapétrifia, étonna violemment, surprit fortement. Le pétrifia. Le visage de Tania. Pas le visage mignon et
souriant qu'il avait entrevuaperçu la dernière fois, non, un visage horrifié, les yeux écarquillésgrand ouverts par
l'épouvantela terreur, une peur violente / terrible, la bouche grande ouverte.
Comment... comment cette image était-elle arrivée là ? Est-ce
que le téléphone prenait automatiquement des photos des correspondants pour les enregistrer dans
les réglages Fonds d'écran? Possible, et même probable, la technologie progressait sans cesse.
Mais ça n'expliquait pas la terreur apparente de Tania.
Balthazar en conclut que quelqu'un l'avait
enlevée ou frappée pendant qu'ils parlaient et que le téléphone l'avait mémoriséeenregistrée à ce moment-là.
Il hésita à prévenir les flics. D'abord, il n'était pas certainsûr que ses révélationsinformations feraient avancer
l'enquête, ensuite les flics lui flanquaient une frousse de tous les diables(familier) faisaient très peur avec leurs regards lasers
et leurs questions en rafale, de vraies mitraillettes. À la place de Vegeta, il choisit Kartmann, le
personnage rondouillard et mal embouchédésagréable, mal élevé, impoli du dessin animé South Park.
Le soir, comme il mourait d'envie de s'amuser avec son téléphone, il appela Émilie, une copine (il lui restait une heure et trois minutes de forfait). Moins jolie que Tania, un peu boulotteun peu ronde, un peu grosse, mais sympa et rigolote. Son principal défaut : elle n'avait pas de portable dernier crimoderne, on ne pouvait échanger avec elle que des bavardages.
Alors il prétexta un ordre de ses parents pour raccrocher et se rabattre surappeler Timothée, un mec(familier) garçon de la
classe qu'il n'aimait pas beaucoup, un frimeur toujours sapé(familier) habillé à la dernière mode.
-Salut, c'est Balthazar.
-Qu'est-ce que tu veux ?
-J'ai un nouveau portable...
-J'l'ai vu. Pas mal. Et alors ?
-J'voulais vérifier un truc pour la visio...
-D'accord. Envoie-moi ta troncheta tête, ton visage , j't'envoie la mienne.
Balthazar ne regrettait pas son investissementachat: il pénétraitentrait, s'intégrait dans un cercle où il n'aurait jamais été
admisaccepté, intégré, inclus auparavant, le cercle des élus de la technologie. La tête de Timothée apparut sur l'écran.
- Tu me...
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. La communication s'interrompitfut coupée, s'arrêta, son visage s'effaça et fut aussitôt remplacé par Kartmann, figéimmobile et rondouillardrond, gros.
Balthazar resta un moment glacé d'effroi sur
son lit avant de rappeler Timothée. Ce fut la boîte vocale de ce dernier qui lui répondit.
Deuxième
fois qu'il essayait la fonction visio, deuxième fois qu'ils étaient coupés. Décidément. Son téléphone
avait peut-être un défaut; pas étonnant, vu son prix. Et si...
Fébrilenerveux tout à coup, Balthazar compulsaconsulta, regarda, fouilla dans les fonds d'écran. Pressa la touche de défilement des images.
Découvrit, à côté de Tania, le visage de Timothée. Épouvanté lui aussi, les yeux exorbités, la bouche
tordue par une grimace.
Balthazar roula d'étranges pensées jusqu'au coeurmilieu de la nuit, se résolutdécida de
prévenir ses parents, y renonçachangea d'avis finalement: ils le croiraient fou, ils l'emmèneraient chez un docteur,
ils le feraient enfermer peut-être.
Il lui fallait d'abord savoir si Timothée serait présent aujourd'hui à
l'école. Tout cela n'était sans doute qu'un truc de ouf(familier et verlan) fou, une coïncidenceun hasard.
Mais Timothée ne vint pas à
l'école ce jour-là. Ni le lendemain.
Les policiers se présentèrent à nouveau dans la classe et
commencèrent à interroger les élèves un à un. Balthazar fut parmi les premiers à passer. Il n'eut
pas le courage d'avouer la vérité à l'homme et à la femme aux regards perçants qui le bombardaient
de questionslui posaient rapidement plein de questions. Il bredouilla(bredouiller : parler avec hésitation) qu'il n'avait pas eu de nouvelles de Tania ni de Timothée avant leur
disparition.
- Tu mens, siffla la femme flic. On a retrouvé leurs portables. C'est toi qu'ils ont appelé en dernier.
Tous les deux.
Balthazar dut alors reconnaîtreavouer qu'ils s'étaient parlé au téléphone, mais pas longtemps. Les policiers demandèrent à voir son téléphone, le lui rendirent après avoir constaté que les appels correspondant aux numéros de Tania et Timothée n'avaient effectivement duré qu'une poignée dequelques secondes. Puis ils le renvoyèrent en lui disant qu'il serait bientôt convoqué avec ses parents pour un deuxième interrogatoire.
Le soir, de retour à la maison, il dut raconter à sa mère, prévenue par l'école, la même chose qu'aux flics. Elle ouvrit des yeux si terrifiés qu'il se dépêcha de changer de sujet.
Il lui confiaraconta, dit qu'il avait acheté un nouveau portable avec son argent de poche. Elle
haussa les épaules.
- C'est ton argent, tu fais ce que tu veux avec. On va demain matin au commissariat. Tu ne sors pas de
la maison en attendant, compris ? Essaie de te souvenir exactement de ce que vous vous êtes
raconté, Tania, Timothée et toi.
Une fois dans sa chambre, Balthazar s'allongea sur son lit. Il refusa d'abord de sortir son portable de
la poche de son blouson. Il commençait à en avoir peur. Puis la curiosité l'emportagagna, fut plus forte.
Une enveloppe
jaune clignotait sur l'écran. Inquiet, Balthazar pressaappuya sur la touche de validation, atterrit dans les messages reçus.
Expéditeur: 06 666 666 (un numéro spécial, de la pub sans doute).
Bonjour.
Urgent.
Veuillez appuyer sur la touche OK.
Encore un de ces jeux débiles dont les publicistes saturaient les messageries et les boîtes
électroniques. Balthazar poussa un soupir, obtempéraobéit, arriva dans une rubrique intituléenommée, appelée: Mémoire
cachée.
Une banque d'images. Elle ne contenait que des visages, jeunes pour la plupartmajorité. Des centaines. Tous
exprimaient une peur atrocehorrible, affreuse, terrible, indicibleimpossible à décrire, indescriptible, inexprimable, comme surpris au moment de leur mort.
OppresséAngoissé, Balthazar
visionnaregarda les images jusqu'à ce qu'il découvre les visages de Tania et de Timothée.
Il vérifia
fébrilement les fonds d'écran, constata que Tania et Timothée ne s'y trouvaient plus, roula dans une
profonde vague de panique.
L'enveloppe jaune, qui clignotait à nouveau sur l'écran, attira son
attention.
Expéditeur : 06 666 666.
Bonjour, Vous avez été enregistré et placé dans la mémoire temporaireprovisoire. Vous n’avez pas besoin de recharger cet appareil. Si vous l'abandonnez, le jetez ou tentez de le détruire, si vous essayez
de retirer la carte SIM, vous rejoindrez immédiatement les autres dans la mémoire cachée...
- Ça veut dire qu'ils sont... prisonniers ? s'écria Balthazar. Morts ? Que je serai comme eux ?
Les larmes lui vinrent aux yeux.
... et vous y demeurerez jusqu'à la fin des temps. L’entreprise ReFNe vous remercie de votre collaboration.
Balthazar jeta le téléphone au pied de son lit comme il se serait débarrassé d'un serpent
venimeuxmortel. L'appareil rebondit plusieurs fois sur le matelas avant d'atterrir doucement entre le bois
et la couette.
Il se mit à sonner.
Ce n'était pas la sonnerie sélectionnéechoisie par Balthazar, mais un rire, horrible.
Adaptation en BD faite par une classe de 4ème