À la terrasse du café, des couples pratiquaient le bouche à bouche, et la salive dégoulinait le long de leurs mentons amoureux ; parmi les plus acharnés à faire la ventouse se trouvaient Lamélie et un ératépiste, Lamélie surtout, car l’ératépiste n’oubliait pas de regarder sa montre de temps à autre vu ses occupations professionnelles. Lamélie fermait les yeux et se consacrait religieusement à la languistique.
Vint la minute de séparation ; l’ératépiste commença lentement les travaux de décollement et, lorsqu’il fut parvenu à ses fins, cela fit flop. Il s’essuya du revers de la main et dit :
— Faut que je me tire.
Et il répandit un peu de bière sur ses muqueuses asséchées.
Hagarde, Lamélie le regarde.
Il tire des francs de sa poche et tape avec sur la table. Il dit d’une voix assez haute :
— Garçon.
Lamélie, hagarde, le regarde.
Le garçon s’approche pour encaisser. À ce moment, Lamélie se jette sur son ératépiste et repique au truc. L’autre se voit obligé de s’exprimer par signes, faciles d’ailleurs à comprendre. Le garçon ramasse la monnaie. Le spectacle ne l’excite pas du tout. Il s’éloigne.
L’ératépiste entreprend un nouveau décollement. Il y parvient en douceur et cela fait de nouveau flop. Il s’essuie les lèvres du revers de la main et dit :
— Cette fois-ci, il faut que je me tire.
Il assèche son demi et se lève prestement.
Lamélie le regarde, hagarde. Elle suit le mouvement et dit :
— Moi, je ne suis pas pressée, je vais faire un parcours avec toi.
— Tu sais, asteure y a de la circulation, on prend toujours du retard, j’aurai pas de temps pour bavarder avec toi.
— Je te verrai tourner ta petite manivelle sur ton ventre, j’entendrai ta voix quand t’annonceras les sections, je serai heureuse comme ça.
— T ’es pas sûre de monter. Va y avoir du monde.
Les fleurs bleues de Raymond Queneau, 1965