La scène se passe à Séville, dans le sud de l'Espagne en Andalousie, le dernier jour du carnaval. Les mots en espagnol sont écrits en italiques.
[...]le 23 février 1896, dimanche de Piñatas, André Stévenol voyait approcher la fin du carnaval de Sévilleville d'Andalousie au sud de l'Espagne, avec un léger sentiment de dépitdéception, car cette semaine essentiellement amoureuse ne lui avait procuréapporté aucune aventure nouvelle. Quelques séjours en Espagne lui avaient appris cependant avec quelle promptituderapidité et quelle franchise de cœur les nœudsrelations amoureuses se forment et se dénouent sur cette terre encore primitive, et il s’attristait que le hasard et l’occasion lui eussent été défavorables.[...]
André Stévenol parvint à grand-peineréussit difficilement à se frayer un chemin dans la foule qui bordait des deux côtés la vaste avenue poussiéreuse. Le cri des enfants vendeurs dominait tout : « ¡ Huevo’! Huevo’! » C’était la bataille des œufs.
« ¡ Huevo’ ¿ Quien quiere huevo’ ? ¡ A do’ perra’ gorda’ la docena ! »
Dans des corbeilles d’osier jaune, s’entassaient des centaines de coquilles d’œufs, vidées, puis remplies de papelillos et recollées par une bande fragile. Cela se lançait à tour de bras, comme des balles de lycéens, au hasard des visages qui passaient dans les lentes voitures ; et, debout sur les banquettes bleues, les caballeros et les señoras ripostaient sur la foule compacte en s’abritant comme ils pouvaient sous de petits éventails plissés.
Dès le début, André fit emplir ses poches de ces projectiles inoffensifssans danger, et se battit avec entrainénergie.
C’était un réel combat, car les œufs, sans jamais blesser, frappaient toutefois avec force avant d’éclater en neige de couleur, et André se surprit à lancer les siens d’un bras un peu plus vif qu’il n’était nécessaire. Une fois même, il brisa en deux un éventail d’écaille fragile. Mais aussi qu’il était déplacé de paraîtrece n'était pas une bonne idée de venir à une telle mêlée avec un éventail de bal ! Il continua sans s’émouvoir.
Les voitures passaient, voitures de femmes, voitures d’amants, de familles, d’enfants ou d’amis. André regardait cette multitudefoule heureuse défiler dans un bruissement de rires sous le premier soleil du printemps. À plusieurs reprises il avait arrêté ses yeux sur d’autres yeux, admirables. Les jeunes filles de Séville ne baissent pas les paupières et elles acceptent l’hommageles compliments des regards qu’elles retiennent longtemps.
Comme le jeu durait déjà depuis une heure, André pensa qu’il pouvait se retirer, et d’une main hésitante il tournait dans sa poche le dernier œuf qui lui restât, quand il vit reparaître soudain la jeune femme dont il avait brisé l’éventail.
Elle était merveilleuse.
Privée de l’abri qui avait quelque temps protégé son délicat visage rieur, livrée de toutes parts aux attaques qui lui venaient de la foule et des voitures voisines, elle avait pris son parti de la lutte, et, debout, haletante, décoiffée, rouge de chaleur et de gaieté franche, elle ripostaitjetait aussi des oeufs !
Elle paraissait vingt-deux ans. Elle devait en avoir dix-huit. Qu’elle fût andalouse, cela n’était pas douteuxétait certain. Elle avait ce type admirable entre tous, qui est né du mélange des Arabes avec les Vandales, des Sémites avec les Germains et qui rassemble exceptionnellement dans une petite vallée d’Europe toutes les perfections opposées des deux races.
Son corps souple et long était expressif tout entier. On sentait que même en lui voilant le visagecachant le visage sous un voile on pouvait deviner sa pensée et qu’elle souriait avec les jambes comme elle parlait avec le torsele haut du corps, la poitrine. Seules les femmes que les longs hivers du Nord n’immobilisent pas près du feu, ont cette grâce et cette liberté.
Ses cheveux n’étaient que châtain foncé, mais à distance, ils brillaient presque noirs en recouvrant la nuque de leur conque épaisse. Ses joues, d’une extrême douceur de contour, semblaient poudrées de cette fleur délicate qui embrume la peau des créoles. Le mince bord de ses paupières était naturellement sombre.
André, poussé par la foule jusqu’au marchepied de sa voiture, la considéral'observa longuement. Il sourit, en se sentant ému, et de rapides battements de cœur lui apprirent que cette femme était de celles qui joueraient un rôle dans sa vie.
Sans perdre de temps, car à tout moment le flot des voitures un instant arrêtées pouvait repartir, il recula comme il put. Il prit dans sa poche le dernier de ses œufs, écrivit au crayon sur la coquille blanche les six lettres du mot Quiero, et choisissant un instant où les yeux de l’inconnue s’attachèrent aux siens, il lui jeta l’œuf doucement, de bas en haut, comme une rose.
La jeune femme le reçut dans sa main.
Quiero est un verbe étonnant qui veut tout dire. C’est vouloir, désirer, aimer, c’est quérir et c’est chérir. Tour à tour et selon le ton qu’on lui donne, il exprime la passion la plus impérative ou le caprice le plus léger. C’est un ordre ou une prière, une déclaration ou une condescendance. Parfois, ce n’est qu’une ironie.
Le regard par lequel André l’accompagna signifiait simplement : «J’aimerais vous aimer».
Comme si elle eût deviné que cette coquille portait un message, la jeune femme la glissa dans un petit sac de peau qui pendait à l’avant de sa voiture. Sans doute elle allait se retourner ; mais le courant du défilé l’emporta rapidement vers la droite, et, d’autres voitures survenant, André la perdit de vue avant d’avoir pu réussir à fendre la foule à sa suite.
Il s’écarta du trottoir, se dégagea comme il put, courut dans une contre-allée… mais la multitude qui couvrait l’avenue ne lui permit pas d’agir assez vite, et quand il parvint à monter sur un banc d’où il domina la bataille, la jeune tête qu’il cherchait avait disparu.
Attristé, il revint lentement par les rues ; pour lui, tout le carnaval se recouvrit soudain d’une ombre. Il s’en voulait à lui-même de la fatalité maussade qui venait de trancherinterrompre, arrêter son aventure. Peut-être, s’il eût été plus déterminé, eût-il pu trouver une voie entre les roues et le premier rang de la foule… Et maintenant, où retrouver cette femme ? Était-il sûr qu’elle habitât Séville ? Si par malheur il n’en était rien, où la chercher, dans Cordoue, dans Jérez ou dans Malaga ? C’était l’impossible.
Et peu à peu, par une illusion déplorable, l’image devint plus charmante en lui. Certains détails des traits n’eussent mérité qu’une attention curieuse : ils devinrent dans sa mémoire les motifs principaux de sa tendresse navréemalheureuse. Il avait remarqué, ainsi, qu’au lieu de laisser pendre toutes lisses les deux mèches des petits cheveux sur les tempesbords du visage, elle les gonflait au fer en deux coques arrondies. Ce n’était pas une mode très originale, et bien des Sévillanes prenaient le même soin ; mais sans doute la nature de leurs cheveux ne se prêtait pas aussi bien à la perfection de ces boucles en boule, car André ne se souvenait pas d’en avoir vu qui, même de loin, pussent se comparer à celles-là.
En outre, les coins des lèvres étaient d’une mobilité extrême. Ils changeaient à chaque instant et de forme et d’expression, tantôt presque invisibles et tantôt presque retroussés, ronds ou minces, pâles ou sombres, animés d’une flamme variable. Oh ! on pouvait blâmercritiquer tout le reste, soutenir que le nez n’était pas grec et que le menton n’était pas romain ; mais ne pas rougir de plaisir devant ces deux petits coins de bouche, cela eût passé la permission.
Il en était là de ses pensées quand un « ¡Cuidao! » crié d’une voix rude le fit se garer dans une porte ouverte : une voiture passait au petit trot dans la rue étroite.
Et dans cette voiture, il y avait une jeune femme, qui, en apercevant André, lui jeta très doucement, comme on jette une rose, un œuf qu’elle tenait à la main.
Fort heureusement, l’œuf tomba en roulant et ne se brisa point ; car André, complètement stupéfaittrès surpris de cette nouvelle rencontre, n’avait pas fait un geste pour le prendre au vol. La voiture avait déjà tourné le coin de la rue, quand il se baissa pour ramasser l’envoi.
Le mot Quiero se lisait toujours sur la coquille lisse et ronde, et on n’en avait pas écrit d’autre ; mais un paraphe très décidé, qui semblait gravé par la pointe d’une broche, terminait la dernière lettre comme pour répondre par le même mot.
Pierre Louys, La Femme et le Pantin, 1898, extrait du chapitre 1
Adaptations cinématographiques du roman La Femme et le Pantin de Pierre Louÿs: