Il faut que vous sachiez, mon ami, que depuis deux ans la vue de cette fille, lorsque je la rencontrais, me causait une impression étrange.
Sans que je susse pourquoi, je devenais pâle et mon cœur battait violemment. J’ai un de mes amis qui s’occupe de sciences occultes, et qui appellerait ce que j’éprouvais l’affinité des fluides ; moi, je crois tout simplement que j’étais destiné à devenir amoureux de Marguerite, et que je le pressentais. Toujours est-il qu’elle me causait une impression réelle, que plusieurs de mes amis en avaient été témoins, et qu’ils avaient beaucoup ri en reconnaissant de qui cette impression me venait.
La première fois que je l’avais vue, c’était place de la Bourse, à la porte de Susse. Une calèche découverte y stationnait, et une femme vêtue de blanc en était descendue. Un murmure d’admiration avait accueilli son entrée dans le magasin. Quant à moi, je restai cloué à ma place, depuis le moment où elle entra jusqu’au moment où elle sortit. A travers les vitres, je la regardai choisir dans la boutique ce qu’elle venait y acheter. J’aurais pu entrer, mais je n’osais. Je ne savais quellene savais pas qui était cette femme, et je craignais qu’elle ne devinât la cause de mon entrée dans le magasin et ne s’en offensâtsoit choquée, gênée. Cependant je ne me croyais pas appelé à la revoir.
Elle était élégamment vêtue ; elle portait une robe de mousselinetissu de coton très léger tout entourée de volants, un châle de l’Inde carré aux coins brodés d’or et de fleurs de soie, un chapeau de paille d’Italie et un unique bracelet, grosse chaîne d’or dont la mode commençait à cette époque.
Elle remonta dans sa calèche et partit.
Un des garçons du magasin resta sur la porte, suivant des yeux la voiture de l’élégante acheteuse. Je m’approchai de lui et le priai de me dire le nom de cette femme.
– C’est Mlle Marguerite Gautier, me répondit-il.
Je n’osai pas lui demander l’adresse, et je m’éloignai. Le souvenir de cette vision, car c’en était une véritable, ne me sortit pas de l’esprit comme bien des visions que j’avais eues déjà et je cherchais partout cette femme blanche si royalement belle.
La Dame aux camélias (1848) d’Alexandre Dumas fils (1824-1895)