Les aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain, 1884

Les mensonges de Huckleberry


Chapitre VII : Mlle Williamson

Huck et Jim vivent cachés sur l'île Jackson. Un jour, Huck décide d'aller en ville pour avoir des nouvelles. Il se déguise en fille et frappe à la porte d'une maison isolée.


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— Entrez, cria la femme.

J’entrai, et, après m’avoir regardé un instant, elle me dit de prendre une chaise.

— Comment t’appelles-tu ? me demanda-t-elle.

— Sarah Williamson.

— Tu demeures dans la ville ?

— Non, madame. Je suis de Hookerdale, à sept milles plus bas. J’ai fait le chemin à pied et je tombe de fatigue.

— Et tu as faim, je parie ? Heureusement, le garde-manger n’est pas vide.

— Merci, madame ; ce n’est pas la peine de vous déranger. J’avais si faim que j’ai dû m’arrêter dans une ferme à deux milles d’ici. Voilà pourquoi j’arrive si tard. Ma mère est malade ; elle n’a plus d’argent, et je viens trouver mon oncle Abner Moore. Il demeure tout en haut de la ville, à ce qu’elle m’a dit. C’est la première fois que je lui rends visite. Vous devez le connaître ?

— Abner Moore ? Non. Il n’y a pas deux semaines qu’il a fallu quitter notre belle ferme de l’Ohio pour venir habiter cette bicoque, de sorte que je ne suis pas à même de te renseigner. Le plus simple, c’est de passer la nuit ici. Là, ôte ton chapeau.

— Non, non ; merci, madame. Laissez-moi seulement me reposer un instant.

— Eh bien, mon mari sera de retour dans une heure ou une heure et demie. Il en sait peut-être plus que moi, et il t’accompagnera un bout de chemin.

Cela lui laissait le temps de causer et je n’en demandais pas davantage. Elle se mit à parler de sa belle ferme, de son mari et de ses affaires, qui ne m’intéressaient pas le moins du monde. J’étais très embarrassé, car je n’osais pas l’interroger, de peur de lui donner l’éveil. Enfin, au moment où je désespérais d’obtenir d’elle un renseignement quelconque, la voilà qui commence, je ne me souviens plus à propos de quoi, à me raconter — avec beaucoup d’enjolivements — ma propre histoire. J’appris que j’avais trouvé vingt mille dollars, que j’étais un mauvais garnement, et que mon père ne valait guère mieux. Lorsqu’elle arriva à l’assassinat, je lui dis :

— Là-bas, à Hookerdale, un colporteur nous a parlé de ça ; mais il ne savait pas qui a tué ce pauvre garçon.

— Je crois bien, personne ne le sait. Pas l’ombre d’une piste ! J’ai une voisine qui pense que c’est un nègre évadé du nom de Jim.

— Jim ! m’écriai-je.

J’allais protester. Je jugeai prudent de m’abstenir, et elle continua :

— Oui, un nègre nommé Jim, qui s’est sauvé la nuit même de l’assassinat. On l’a soupçonné tout d’abord. Bientôt, le vent a tourné et on le soupçonne moins, parce que la police a reconnu qu’il devait y avoir plusieurs complices.

— Et le père de Huck est revenu ?

— Certainement. C’est lui qui a mis la ville sens dessus dessous en annonçant le meurtre, comme je te l’ai dit ; mais il est reparti au bout de deux jours, après avoir extorqué de l’argent au tuteur de son fils. On s’étonne de ne pas le revoir, car il entend hériter, et le procès pourrait bien tourner en sa faveur. Quant à Jim, on finira par le prendre.

— On le cherche donc toujours ?

— Innocente, va ! Un nègre évadé ! On offre une récompense de trois cents dollars à qui le ramènera. Il y a des gens qui s’imaginent qu’il n’est pas loin, et j’en suis, quoique je garde mon opinion pour moi. L’autre jour, je causais avec une vieille qui me vend quelquefois du poisson et je lui ai parlé par hasard de l’île Jackson, une petite île que tu pourrais apercevoir d’ici, s’il faisait plus clair. Elle m’a dit que personne n’y demeurait. Je n’ai rien répondu ; mais ça m’a donné à penser. J’étais sûre d’avoir vu de la fumée s’élever au dessus des arbres un jour ou deux auparavant. L’idée m’est venue que le nègre se cache là-bas. Je n’ai pas vu de fumée depuis, et il a peut-être filé. Par malheur, mon mari se trouvait absent ; ce matin, à son retour, je l’ai prévenu et nous en aurons bientôt le cœur net.

Cette confidence me causa une telle inquiétude que je me sentis tout décontenancé. Je ne savais que faire de mes mains. Je pris une aiguille sur la table et je voulus l’enfiler. Mes doigts tremblaient trop ; je n’y parvins pas. Quand mon hôtesse cessa de parler, je levai les yeux et je vis qu’elle m’examinait curieusement, en souriant un peu. Je remis l’aiguille sur la table et je dis, d’un ton que je cherchai à rendre indifférent :

— Trois cents dollars, c’est une grosse somme. Je voudrais en rapporter autant à ma mère. Est-ce que votre mari partira ce soir ?

— Je l’espère bien. Il est allé à la ville, avec l’ami dont je t’ai parlé, pour louer un canot et tâcher d’emprunter un second fusil.

— S’ils attendaient le jour, ils verraient mieux.

— Oui, et le nègre verrait mieux aussi. Après minuit, il sera sans doute endormi ; dans l’obscurité, ils pourront se glisser à travers les arbres et découvrir son feu de camp sans lui donner l’éveil.

— C’est vrai ; je ne songeais pas à ça.

Elle continuait à me regarder d’un air intrigué, ce qui augmenta mon embarras. Tout à coup elle me demanda :

— Comment m’as-tu dit que tu t’appelles ?

— Mary Williamson.

— Mary ? Je croyais que tu avais dit Sarah quand tu es entrée ?

— Oui, madame. Sarah-Mary Williamson. Sarah est mon premier nom. Quelquefois on m’appelle Sarah, quelquefois Mary.

— Ah ! très bien ; je comprends.

Sa réponse me remit à mon aise, mais je n’osai pas encore la regarder en face. J’aurais bien voulu m’en aller. Mon embarras fut de courte durée. L’instant d’après, elle me parla d’autre chose. Elle se plaignit de son mari, qui n’avait pourtant qu’un seul défaut : la passion du jeu. C’est pour cela qu’elle était réduite à habiter une maison où les rats semblaient se regarder comme chez eux. J’ignore si elle avait raison de blâmer son mari. Pour les rats, je ne pouvais pas lui donner tort. La chandelle n’éclairait pas assez pour leur faire peur et à chaque instant on les voyait se montrer à l’entrée de leurs trous.

— Une voisine m’a donné un beau chat, reprit mon hôtesse, et il s’est sauvé au bout d’une heure. Il avait peur d’être mangé. Je suis obligée d’avoir sans cesse sous la main quelque chose à leur lancer, sans quoi ils ne me laisseraient pas tranquille. Voilà ce que j’ai trouvé de mieux, ajouta-t-elle en me montrant une lame de plomb roulée en boule. Je vise assez bien, lorsque mon rhumatisme ne me gêne pas.

Là-dessus, elle attendit une occasion ; mais elle manqua le but et cria : ouche ! tant son bras lui faisait mal.

Je ne pus m’empêcher de rire.

— Essaye un peu, dit-elle ; tu verras que ça n’est pas trop facile, rhumatisme à part.

Je tenais à déguerpir avant que son mari revînt ; mais je n’osai pas refuser. Je pris le morceau de plomb, et le premier rat qui s’aventura hors de son trou serait rentré chez lui assez malade s’il avait attendu une seconde ou deux de plus.

— À la bonne heure, dit mon hôtesse, tu as mieux visé que moi. Ils n’en seront pas tous quittes pour la peur, je le parierais.

Là-dessus, elle va ramasser le morceau de plomb et rapporte en même temps un écheveau de fil qu’elle me prie de l’aider à dévider. Je tends les bras et elle se remet à causer de ses affaires, puis elle s’interrompt pour me dire :

— Attention aux rats !… Mais il faut avoir son arme sous la main.

Tout en parlant, elle laisse tomber le plomb sur mes genoux. Naturellement, je serre les jambes et elle continue à jacasser. Au bout d’une minute, elle s’arrête de nouveau, enlève l’écheveau, me regarde entre les deux yeux et me demande d’un ton amical :

— Voyons, quel est ton vrai nom ?

— Plaît-il, madame ?

— Oh ! tu me comprends très bien. Quel est ton vrai nom ? T’appelles-tu Jacques, ou Pierre, ou Jean ?

Je me figure que je dus trembler un peu et je ne savais que répondre ; enfin, je dis en me levant :

— Ne vous moquez pas d’une pauvre fille, madame ; si je vous gêne, je…

— Non, tu ne t’en iras pas comme ça. Assois-toi et reste où tu es. Tu n’as rien à craindre de moi ; je garderai ton secret ; je te viendrai même en aide, et mon mari aussi, s’il peut t’être utile. Je vois bien que tu es un apprenti et que tu as pris la clef des champs. Tu as abandonné ton maître, hein ? J’ai eu un fils qui aurait ton âge, s’il vivait encore, et il en a fait autant. Le mal n’est pas grand. On t’a maltraité et tu es parti sans dire au revoir ? Allons, raconte-moi tout ; ce n’est pas moi qui te dénoncerai.

Je n’étais plus embarrassé. L’histoire qu’elle venait de me suggérer arrivait fort à propos.

— Eh bien, je vais tout vous raconter, répliquai-je, car je suis sûr que vous me tiendrez parole et que vous ne me trahirez pas. Ma mère est morte, mon père a disparu, et on m’a mis en apprentissage chez un fermier, à une trentaine de milles d’ici. Cela m’ennuyait d’être battu et je n’y tenais plus. Il est parti pour un voyage de trois ou quatre jours ; j’ai profité de l’occasion pour prendre ces vieilles nippes que sa fille laissait traîner au fond d’une malle, et…

— Tu n’as jamais pu agrafer cette robe tout seul. Qui t’a aidé ?

— Un nègre qui m’a conseillé de me déguiser. Je crois que mon oncle Abner Moore me recevra volontiers chez lui. Il m’a reproché de n’être jamais venu le voir depuis qu’il habite Goschen.

— Goschen, mon pauvre garçon ? Tu es à Saint-Pétersbourg, à dix milles de Goschen. Qui donc t’a si mal renseigné ?

— Un homme que j’ai rencontré ce matin. Je ne craignais pas de me tromper de route, car je sais qu’il n’y a qu’à suivre le fleuve. Je lui ai seulement demandé si j’avais encore loin à aller et il m’a dit…

— Enfin, il s’est trompé ou bien il avait bu.

— Je crois plutôt que c’est moi qui ai mal compris. En tout cas, il faut me remettre en route ; mon oncle serait inquiet.

— Inquiet ? Il ne t’attend pas.

— Oh ! si, madame ; du moins, je lui ai écrit avant de partir.

— Bien sûr ? Alors, tu peux me laisser son adresse ? Nous allons voir.

J’écrivis tant bien que mal l’adresse de mon oncle sur un bout de papier : Abner Moore, charron, à Goschen (Missouri). Cette épreuve ne suffit pas pour convaincre mon hôtesse.

— Il doit y avoir des vaches sur la ferme d’où tu viens ? me demanda-t-elle brusquement.

— Certainement, madame ; des vaches, des moutons, des chevaux, des poules, des…

— Alors, réponds vite, sans prendre le temps de réfléchir. Lorsqu’une vache est couchée, comment se remet-elle debout ?

— Sur ses jambes de derrière, madame.

— Et un cheval ?

— Sur ses jambes de devant, parbleu !

— De quel côté des arbres pousse-t-il le plus de mousse ?

— Du côté du nord.

— Bon ; je vois que tu as vécu à la campagne. Je croyais que tu cherchais de nouveau à me tromper. Maintenant, dis-moi ton nom.

— Georges Peters.


Chapitre IX, Le sauvetage

Une nuit d'orage, au milieu du Mississippi, Jim et Huck aperçoivent un steamer échoué qu'ils croient abandonné. Ils montent à bord et entendent des bandits parler. Les deux amis fuient sur le canot du steamer. En partant, ils réalisent que le steamer va couler et que les hommes vont se noyer.


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— Jim, dis-je, dès que nous verrons une lumière sur la côte, nous aborderons à un endroit où tu pourras te cacher avec le canot, et j’irai donner l’alerte. J’inventerai une histoire pour envoyer quelqu’un à leur secours.

Ensuite je saisis les avirons et je ramai vers la côte. La lumière dont j’ai parlé provenait d’un fanal suspendu au mâtereau d’un grand bateau de passeur. Je montai à bord, cherchant le veilleur. Je le trouvai sur le pont, à moitié endormi. Je n’eus pas beaucoup de peine à le réveiller et alors je me mis à pleurer.

— Holà ! qu’est-ce qu’il y a, petit ? me demanda-t-il en bâillant. Pourquoi pleures-tu ?

— Il y a bien de quoi, allez !… Papa, maman, et ma sœur…

Et je me remis à sangloter de plus belle.

— Voyons, ne te désole pas. Ils ne sont pas morts, hein ?

— Il ne s’en faut guère… Êtes-vous le veilleur du bac ?

— Oui, répliqua-t-il en se rengorgeant, je suis le capitaine, le propriétaire, le pilote et le veilleur. Trop souvent même je représente tous les passagers et tout le fret. Ah ! je ne suis pas aussi riche que mon ami Tom Hornback, qui distribue des pièces de 5 dollars sans se gêner. N’empêche pas que je ne changerais pas de place avec Tom Hornback. D’abord il ne boit que de l’eau, et…

Je crus qu’il n’en finirait jamais et je l’interrompis en disant :

— Ce n’est pas le moment de causer. Mon père, ma mère, ma sœur… et miss Hooker sont là-bas et si on ne va pas à leur secours, ils seront perdus.

— Là-bas ? Où ça ?

— À bord du steamer naufragé.

— Je le croyais coulé depuis longtemps. Bonté du ciel, que font-ils là ?

— Ils y sont contre leur gré, je vous en réponds. Au commencement de la soirée, miss Hooker est partie de… je ne me rappelle pas le nom… un endroit qui se trouve de l’autre côté du fleuve, presque en face du rocher.

— Bon, elle est partie de Bosh-Landing — continue.

— Justement. Eh bien, le conducteur du bac a perdu sa rame, le bac est allé se cogner contre le steamer échoué. Tout le monde a été noyé, excepté miss Hooker, qui s’est sauvée en s’accrochant à un cordage. Une heure plus tard, nous avons descendu le courant à notre tour ; il nous a entraînés vers le rocher et notre radeau s’est effondré ; mais nous avons réussi à grimper à bord.

— C’est bien le cas de dire : À quelque chose malheur est bon. Sans le steamer aucun de vous n’aurait pu tenir debout sur ce rocher à pic.

— Le steamer ne s’y tient pas d’aplomb non plus, il penche joliment… Nous nous sommes d’abord mis à pleurer et à crier, comme si on pouvait nous entendre ! Mon père, qui ne pleurait pas, me dit : « Nous sommes perdus si personne ne vient à notre secours ; l’orage est presque passé, tu vas gagner la côte dans ce canot… »

— Comment, ils ont laissé un de leurs canots ?

— Oh ! une petite barque où nous n’aurions pas pu monter tous. Alors je suis parti et me voilà. Votre bac est plus solide que mon canot et vous m’avez l’air d’un brave…

— Quant à ça, tu as raison. Le Mississipi ne m’a jamais fait peur.

— Et puis, vous n’y perdrez rien. Miss Hooker m’a dit que son oncle Hornback…

— Tonnerre ! c’est sa nièce ? Elle ne devait arriver que dans huit jours. Je serais déjà en route, si tu avais parlé plus tôt… Tu vois cette lumière, là-bas, à gauche ?

— Oui.

— Cours-y aussi vite que tes jambes te porteront. C’est la taverne, et elle est toujours pleine le soir. Raconte-leur ce qui arrive et prie-les de ma part d’aller prévenir le vieux Hornback… Qu’attends-tu ? Ah ! bon ! Ton père et les autres, n’est-ce pas ? Sois tranquille, je les emmènerai par-dessus le marché, la place ne manque pas. Dépêche-toi. Il faut que j’aille réveiller mon chauffeur.

Je partis en courant dans la direction qu’il venait de m’indiquer ; mais, dès qu’il eut le dos tourné, je regagnai le canot, je longeai la côte et je me faufilai parmi les bateaux amarrés devant un chantier. Je tenais à assister au départ du bac. En somme, j’étais assez content de moi. Il y a beaucoup de gens qui ne se seraient pas donné autant de peine pour empêcher trois mauvais garnements de se noyer.


Chapitre XII, Remords

A l'approche de Cairo, Jim parle de ses projets d'homme libre. Huck réalise qu'il est en train d'aider un esclave à s'enfuir et il décide de le dénoncer.


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— Nous sommes sauvés, Huck ! s’écria tout à coup Jim. Voilà le Caire, j’en mettrais la main au feu. Sautez dans le canot.

— Soit, puisque tu le veux, répliquai-je ; mais tu te trompes peut-être. Il ne faut pas crier avant d’être sorti du bois.

Il courut au canot, défit l’amarre, ôta son habit pour l’étendre sur un banc afin que je fusse mieux assis et me passa les rames.

— Ah ! dit-il, au moment où je m’éloignais, je pourrai bientôt crier tout à mon aise, et je crierai que je suis un homme libre. C’est à vous que je le devrai, massa Huck. Sans vous, je serais encore esclave. Jim ne l’oubliera pas, Huck. Vous êtes le seul ami que Jim ait jamais eu.

Je partais avec l’intention de calmer mes remords en le dénonçant. Il avait bien besoin de me remercier. Ma résolution parut s’évanouir ; je m’éloignai lentement et je me demandai si je ne ferais pas mieux de revenir en arrière. Au même instant, je vis arriver un esquif monté par deux hommes armés de fusils. Ils me hélèrent et je dus m’arrêter.

— D’où viens-tu ? me demanda l’un d’eux. Qu’as-tu laissé là-bas ?

— Un bout de radeau, répliquai-je.

— C’est toi qui le conduis ?

— Oui, monsieur.

— Il y a du monde à bord ?

— Un seul homme, monsieur.

— Bien sûr ? Cinq nègres se sont enfuis ce soir, à peu de distance d’ici. Ton homme est-il un blanc ou un noir ?

Je ne répondis pas tout de suite. Les paroles s’arrêtaient dans mon gosier.

— C’est un blanc, répliquai-je enfin.

— Pourquoi as-tu hésité ? Nous allons voir.

— Oui, venez, je vous en prie. C’est mon père qui est là, trop malade pour ramer, et vous m’aiderez peut-être à remorquer le radeau.

— Diable ! je suis pressé, mon garçon. N’importe, nous ne te laisserons pas en plan. Reprends ton aviron, nous te suivons.

Je me dépêchai d’obéir et ils ramèrent de leur côté. Tout en pagayant, je leur dis :

— Mon père vous sera joliment obligé, je vous en réponds. Personne n’a voulu m’aider et je ne suis pas assez fort pour remorquer le radeau.

— Alors, tu as eu affaire à de fiers pleutres… Dis donc, mon garçon, qu’est-ce qu’il a, ton père ?

— Oh ! pas grand’ chose. Il n’y a pas de quoi s’effrayer comme on le fait.

Nous n’étions plus très loin du radeau ; ils cessèrent d’avancer.

— Tu mens, s’écria celui qui m’avait parlé le premier. Dis-nous la vérité, tu n’y perdras rien.

— Eh bien, je vous la dirai. Il a la… Bah ! ça ne s’attrape que quand on a peur… D’ailleurs, je vous jetterai l’amarre et vous n’aurez pas besoin d’approcher trop près.

— Nage à culer, John ! Et toi, passe au large, et tâche de te tenir sous le vent. Ton père a la petite vérole, et tu le sais fort bien. Pourquoi ne l’avoir pas dit tout de suite ?

— On m’a planté là lorsque je l’ai dit, répliquai-je en pleurnichant.

— Parbleu, on n’a pas envie d’attraper la petite vérole ! Il faudrait trouver un médecin. Descends le fleuve pendant une vingtaine de milles et tu arriveras à une ville. Il fera grand jour alors et tu la verras à ta gauche. Ne t’avise pas de laisser deviner quelle maladie tu apportes. Je te plains ; mais que veux-tu que nous y fassions ? Maintenant, file. Tu es pauvre, sans doute ? Tiens, je vais mettre une pièce d’or de vingt dollars sur cette planche — arrête-la au passage.

— Attends une minute, Parker, dit l’autre, voilà une autre pièce de vingt dollars. Adieu, mon garçon, et bonne chance.

Ils s’éloignèrent à la hâte, tandis que je me dirigeais sans me presser vers le radeau, étonné de me sentir aussi tranquille que si j’avais livré le nègre et rempli mon devoir d’homme blanc. Lorsque j’entrai dans le wigwam, je le trouvai vide. Jim ne se montrait nulle part.

— Jim ! Jim !

— Me voici, Huck, dit une voix qui venait je ne savais trop d’où. Sont-ils hors de vue ? Ne parlez pas si haut.

Il était dans l’eau, à l’arrière du radeau.

— Ne crains rien, répondis-je ; ils sont déjà loin.

Alors Jim remonta, se secoua et me dit :

— J’ai tout entendu ; la peur m’a pris et je me suis glissé dans l’eau. S’ils étaient venus à bord, j’aurais gagné la côte à la nage pour attendre leur départ. Mais comme vous les avez roulés ! Vous avez encore une fois sauvé le vieux Jim, et il s’en souviendra, Huck ! Et ils vous ont donné de l’argent par-dessus le marché.

— Oui, vingt dollars pour chacun de nous.

— Avec cela nous pourrons prendre passage sur un vapeur et il nous restera de quoi vivre jusqu’à ce que nous soyons dans les États libres. Je voudrais déjà y être.


Chapitre XVI, Un pirate converti

Huck et Jim ont dépassé Cairo. Ils ont été séparés quand leur radeau a été renversé par un steamer. Mais Jim a retrouvé Huck à la ferme des Grangerford dans l'Arkansas. Ils reprennent leur voyage quand deux escrocs montent dans leur radeau. Ils disent s'appeler : le duc de bridgewater et louis XVII.

Bridgewater se mit bientôt à m’adresser une foule de questions. Pourquoi ne voyagions-nous que la nuit ? Jim était-il un esclave fugitif ?

— Allons donc ! lui dis-je. Un nègre ne serait pas assez bête pour se sauver du côté du sud.

— C’est vrai, répliqua-t-il, et vous ne seriez pas assez bête pour l’aider… à moins qu’il n’y ait une récompense à toucher. Alors pourquoi vous cacher ?

— Ah ! voilà ! Mes parents sont morts de la fièvre dans le Missouri, où ils avaient des dettes. Tout payé, il m’est resté 16 dollars et notre Jim, que je ne voulais pas vendre. On me conseilla d’aller chez mon oncle, qui a une ferme au-dessous de la Nouvelle-Orléans. Une distance de 1 400 milles avec 16 dollars en poche ! Cela ne nous aurait pas menés loin à bord d’un steamer. Par bonheur la chance s’en est mêlée. Dans la dernière crue, j’ai mis le grappin sur ce radeau. Seulement nous rencontrions des gens qui refusaient de croire que Jim est à moi. Il y a plus de danger peut-être à voyager la nuit ; mais au moins on ne nous tracasse pas.